Image brouillée et émergence moins rapide que prévu des usages professionnels, l’essor de ces engins volants a pris du retard.
Acceptation sociale problématique, concentration accélérée du secteur et concentration des usages sur quelques domaines d’activité spécifiques… La déferlante que certains entrevoyaient ne s’est pas produite. Pour les drones, l’atterrissage est un peu rude, même si la plupart des experts considèrent que cette phase était inévitable et que ces appareils vont s’inscrire dans le cours de l’histoire.
L’avènement du drone de loisirs, dont certains entrevoyaient qu’il rencontrerait la même popularité que les action cameras de GoPro, a fait long feu. Le marché a brutalement cessé sa croissance mi-2018, au grand préjudice du français Parrot, mais aussi du numéro un chinois DJI, contraint de recentrer ses activités, notamment vers la fabrication de caméras portables stabilisées. Le rythme de lancement de nouveautés, autrefois frénétique, s’est singulièrement ralenti, et la clientèle se limite dorénavant aux amateurs de photos aériennes de qualité et aux tenants d’une forme d’aéromodélisme sans chichi.
Performant mais encore complexe à utiliser par le grand public, trop masculin dans son approche de la technologie, en butte à une législation plus contraignante et encore loin d’être accessible à tous (le prix d’un drone de qualité commence aux alentours de 400 euros), le quadricoptère du dimanche ne s’est pas imposé comme un équipement indispensable aux loisirs familiaux. Tout juste lancé au prix de 999 dollars aux Etats-Unis, le Skydio 2, qui peut évoluer en vol automatique et filmer tout en évitant les obstacles, se présente comme le modèle qui peut relancer le drone de loisirs. Mais peut-être est-il trop tard.
Faillites en série
Le drone continue de souffrir d’une image brouillée. Le bruissement de ses hélices ne plaît guère au voisinage. Ses frasques supposées, notamment fin 2018 à proximité de l’aéroport de Gatwick, au Royaume-Uni – où les éléments formels attestant de la présence de tels engins à proximité des pistes manquent – le désignent comme un élément perturbateur potentiellement dangereux. D’où l’avenir radieux promis aux systèmes antidrones… Lego commercialise d’ailleurs un hélicoptère-jouet pourvu d’un filet pour faire la chasse aux vilains drones, clin d’œil peu apprécié par DJI, qui dénonce un fantasme collectif. La firme chinoise a d’ailleurs fort à faire. Le numéro un mondial se plaint aussi d’être accusé par l’armée américaine de permettre la transmission aux autorités chinoises de données stockées par ses objets connectés volants.
L’heure est aussi au retour sur terre pour de multiples start-up et sociétés-champignons constituées dans le sillage de l’enthousiasme initial apparu autour des drones, au milieu des années 2010. Depuis quelques mois, un vaste mouvement de concentration s’est cristallisé, y compris en Chine. Le signe que la bulle de la « drone economy » a définitivement éclaté (bulle dans laquelle les fonds d’investissements avaient mobilisé 2,6 milliards de dollars entre 2012 et 2019, selon l’institut de recherche Teal Group). Selon Crunchbase, vingt-cinq start-up ont mis la clé sous la porte après avoir brûlé 183 millions de dollars. Les fabricants de drones américains ont disparu, Parrot négocie âprement son recentrage sur les activités professionnelles et les sociétés chinoises tentent elles aussi de s’adapter à la nouvelle donne. Désormais, le business réside moins dans la collecte des données que dans leur valorisation, et l’utilité d’un drone dépend des performances des capteurs qu’il transporte, surtout ceux qui analysent des images en recourant à l’intelligence artificielle.
Des usages professionnels avant tout
Ce passage à vide renvoie, selon nombre d’experts, au fameux « cycle de la hype » établi par le cabinet Gartner, qui pose le principe que toute nouvelle technologie démarre en flèche avant de connaître un brutal coup d’arrêt puis retrouve son souffle pour prendre enfin son essor. En France, quelques PME bien installées sur leur créneau comme Delair (fabrication de drones et traitement de données), Airspace Drone (gestion du trafic aérien), Sterblue (inspection d’éoliennes) ou DroneVolt (fabrication de drones et conception de services) tiennent le cap.
Désormais tenu d’assurer un retour sur investissement, le drone n’a encore véritablement percé que dans une poignée de domaines d’activité. Les opérations d’inspection des grandes infrastructures (lignes à haute tension, éoliennes, voies ferrées, pipelines, bâtiments industriels…) ou les carrières et mines à ciel ouvert qui mesurent le volume de matériaux extraits grâce aux relevés numériques opérés depuis le ciel. L’audiovisuel continue de consommer du drone à haute dose, comme en témoigne la multiplication – pour ne pas dire le trop-plein – des reportages réalisés avec leur aide. Autre secteur propice à l’usage de drones, le bâtiment consomme toujours plus de relevés numériques qui permettent, en un tournemain, de cartographier un terrain ou de suivre au plus près l’évolution quotidienne d’un chantier. L’agriculture de précision, domaine d’application a priori prometteur (le drone permet d’ajuster au strict nécessaire les traitements insecticides ou de quantifier précisément les dégâts provoqués par un événement météorologique), ne s’est pas vraiment ouverte aux drones. Sauf aux Etats-Unis, où la mécanisation est depuis longtemps un impératif.
Assister police et pompiers
A contrario, le drone semble en voie de s’enraciner dans les activités liées à la sécurité, au sens large. Les services d’urgence y recourent pour évaluer la situation sans exposer les secouristes. On se souvient que l’incendie de Notre-Dame a été filmé en direct par des drones dont les images ont contribué à guider l’action des pompiers. Les forces de l’ordre les utilisent pour surveiller les manifestations.
Aux Etats-Unis, les services de police font couramment voler des quadricoptères (chinois, n’en déplaise à l’US Army) pour procéder à des interpellations ou reconstituer des scènes de crime, les pompiers, pour lutter contre les incendies de forêt et les rangers, pour veiller sur les parcs nationaux. Sans compter les propriétés privées et les sites industriels qui y voient un moyen d’assurer leur sécurité. Il va sans dire que cette capacité technologique à tout scruter exige, en retour, de faire l’objet d’une grande vigilance, compte tenu des risques d’atteinte aux libertés.
La vocation la plus pérenne du drone n’est pas de s’imposer comme un divertissant joujou technologique, mais comme un outil dédié à la numérisation de l’économie. On n’en trouvera plus guère au pied du sapin, mais on ne devrait sans doute plus beaucoup attendre pour en voir voler dans la vraie vie.
Jean-Michel Normand